
"Je suis un malade mental et je présente la matinale de France Inter." C'est avec cette phrase-choc que s'ouvre "Intérieur nuit", le livre coup de poing de Nicolas Demorand. Un ouvrage tenu secret jusqu'à sa sortie, entamé fin 2023, dans lequel le journaliste raconte sa vie avec la bipolarité. Un récit personnel, écrit comme une lettre ouverte, où il livre avec une honnêteté brute ses hospitalisations, ses phases maniaques, ses moments de dépression… et les coulisses de son métier. Car c'est bien là toute la complexité de ce témoignage : comment continuer à incarner chaque matin, en direct, la première matinale de France quand l'esprit vacille.
Cela fait "vingt ans, peut-être trente, certainement huit, depuis qu'un diagnostic a été posé" que Nicolas Demorand vit avec cette maladie. Grâce à un traitement au lithium — longtemps refusé à cause de ce que ce mot "charriait d'images, d'imaginaires, de stigmates" - il parvient à gagner un peu de stabilité. "Entre les phases up, les phases down et les phases mixtes, j'ai tenté un petit calcul : je suis tranquille, en tout cas capable de respirer, deux mois par an." Deux mois de répit, dans une année où tout le reste est chaos. Et malgré cela, chaque matin ou presque, il est à l'antenne.
Derrière la voix posée et l'énergie perçue à la radio, se cache souvent une autre réalité : "Mes sourires sont des grimaces, je ne sais pas où je trouve la force de présenter un visage avenant. L'habitude ? La peur de faire peur ?" Le réveil sonne à 3h20. Puis c'est une mécanique millimétrée qui s'enclenche. Un rituel presque militaire : café, douche, taxi, lecture des journaux, réunions avec l'équipe. "Ce travail en silence, quasiment dans le noir, à la lumière d'une petite loupiote, m'apaise", écrit-il. La routine comme rempart au chaos. "Car, quel que soit mon état intérieur, toutes ces choses doivent être faites. Je ne suis pas seul mais à la tête d'une équipe. J'engage un collectif. Être malade serait, dans ce contexte quotidien, une faute professionnelle", explique-t-il.
Mais une fois dans le studio, éclairé pour les caméras, tout bascule. "Quand, à 7 heures, l'émission commence, j'entre dans un tel état de vigilance et de concentration que ma perception du temps se resserre." C'est dans cette bulle de radio que Nicolas Demorand trouve une forme d'ancrage. Une manière de tenir debout. "La radio me tient, elle est mon exosquelette." "Je suis au service d'une équipe qui compte sur moi pour mille choses et à laquelle je dois donner toute mon énergie. Et je la donne! Je veux que nos millions d'auditeurs soient heureux d'écouter leur radio, que les pleins et les déliés de ces trois heures d'antenne soient à l'image de la vie, parfois drôle, parfois rude, parfois étonnante, parfois tragique", confie le journaliste.
L'écart entre l'image publique et l'état intérieur est parfois vertigineux. "C'est fou la forme et l'énergie que tu as à l'antenne ces dernières semaines !" lui dit-on souvent. Pourtant, il confie filer ventre à terre chez lui, vidé, après chaque émission. Et s'il reconnaît que son mode de vie — réveils précoces, stress intense, manque de sommeil — est loin d'être compatible avec sa santé mentale, jamais son psychiatre ne lui a proposé un arrêt. "Pour quoi faire ? Rester chez moi sur un canapé dix jours de plus ?"
Nicolas Demorand évoque aussi les rares soutiens décisifs qu'il a trouvés sur son chemin, comme ses deux patronnes de l'époque, Laurence Bloch et Catherine Nayl. L'une, très au fait de sa maladie, lui rappelait que "la radio est puissance de vie", l'autre l'accueillait dans son bureau pour parler de tout sauf de la maladie, dans un silence "empreint de respect".
À travers ce livre, le journaliste ne cherche pas l'admiration, encore moins la compassion. Il écrit pour donner une voix à ceux qui n'en ont pas, pour que l'on cesse d'assimiler fragilité et faiblesse. "Je copilote la première émission de radio de France en étant bipolaire. Je n'en tire aucune gloire", insiste-t-il", assurant ne pas vouloir "donner de leçons à ceux qui partagent mon sort et ne trouvent ni les ressorts intérieurs ni l'aide extérieure pour continuer à travailler." Son rêve ? Que ce témoignage aide à faire évoluer les mentalités : "Qu'une révolution du regard porté sur ces pathologies aide mes nombreux amis de maladie à avoir une vie sociale et professionnelle débarrassée de la honte et de la culpabilité. Accordez-nous la banalité."
Véritable succès en librarie, "Intérieur nuit" s'est déjà écoulé à 89.000 exemplaires depuis sa sortie. "C’est des chiffres qu’on ne voit pas souvent, encore moins dans la catégorie "Essais"", se réjouissait un responsable des éditions "Les Arènes" auprès de Puremedias il y quelques jours. Face au succès rencontré, 20.000 livres supplémentaires vont être imprimés.