Stéphane Sitbon-Gomez, patron des programmes de France Télévisons, décrypte avec puremedias.com les performances des lancements des nouvelles émissions de son groupe, et détaille ce qui attend les téléspectateurs pour la saison à venir.
Propos recueillis par Benjamin Meffre.
puremedias.com : "The Artist" a signé un mauvais démarrage d'audience samedi soir dernier. Etes-vous déçu ?
Stéphane Sitbon-Gomez : Nous sommes très fiers de ce programme et de sa promesse : faire le pari de découvrir des auteurs-compositeurs-interprètes complets avec une proposition artistique riche. C'est une création originale et un lieu où on révèle les talents. Nagui y met tout son coeur, et son énergie. Montrer autour de lui cette "génération Taratata" qui devient à son tour artiste est vraiment sympathique. Evidemment, nous aurions aimé faire plus d'audience. Nous sommes cependant dans les standards d'audience de France 2 face au lancement de "The Voice". Et nous aurons samedi prochain une très belle soirée avec quelques ajustements.
Concrètement, qu'est-ce qui changera ?
Comme l'a déjà annoncé Nagui, nous aurons une évolution de la mécanique qui sera plus intense et plus forte. La soirée de samedi portera toute l'originalité du programme : les artistes interpréteront leurs propres compositions. Ils seront seulement dix pour cette soirée, on pourra prendre le temps de mieux les connaître et de s'attacher à eux. Cette fois-ci, les votes du jury seront connus au fur et à mesure des prestations et le vote du public interviendra en fin d'émission.
Ce programme se distingue-t-il selon vous suffisamment des télé-crochets des chaînes privées ?
Oui. C'est original, frais et avec une belle qualité artistique. Nous sommes fiers de donner à voir du talent show sur le service public. Il y en a trop peu alors que ça peut nous mener loin, à l'instar de "Prodiges" ou de "Eurovision France" qui a porté Barbara Pravi. Il faut que nous creusions ce sillon et qu'on continue l'effort de modernisation de nos divertissements.
N'était-ce pas une erreur d'opposer le lancement de "The Artist" à celui de la saison anniversaire de "The Voice" ?
J'aurais évidemment préféré lancer "The Artist" face à un autre programme que "The Voice". Ce sont les aléas de la télévision...
Vous irez au bout des cinq soirées de "The Artist" restant à diffuser même si les audiences ne remontent pas ?
Oui.
C'est quoi un divertissement de service public ?
D'abord un divertissement. Pardon pour ce truisme mais ce que je veux dire par là, c'est que les autres chaînes publiques européennes comme la BBC assument depuis longtemps de faire du divertissement, et donc de proposer l'humeur, l'émotion et l'amusement qui va avec ce type de programmes.
C'est aussi le direct, comme pour "The Artist", qui est un atout à une époque où il a tendance à disparaître des autres chaînes. Enfin, nos divertissements doivent aussi miser sur l'innovation. Nous pouvons nous permettre de prendre plus de risques que nos concurrents et faire le choix de la création de formats français. La télévision, en général, s'abîme à trop se répéter.
Le service public ne manque-t-il pas de grosses licences de divertissements comme "The Voice" ou "Koh-Lanta" sur TF1, "La France a un incroyable talent" ou "Le meilleur pâtissier" sur M6 ?
Si, c'est sans doute l'une de nos faiblesses à l'heure actuelle. Je pense que nous devons aller vers du divertissement plus feuilletonnant que par le passé. Pour résumer, nous devons faire dans le flux la même révolution qu'il y a dix ans dans la fiction. A l'époque, France Télévisions est passé d'une offre principalement constituée d'unitaires à des séries. Nous devons faire le même chemin concernant les divertissements. "The Artist" est un premier essai mais il y en aura d'autres au cours de la saison.
Au milieu de toutes ces marques installées depuis 10 à 20 ans sur les chaînes concurrentes, la lutte ne s'annonce-t-elle pas difficile pour France 2 ?
D'abord, on a déjà de très beaux succès en divertissement : le concert évènement en hommage à Johnny mardi dernier en est une belle preuve. Alexandra Redde et son équipe mènent un vrai travail de renouveau avec succès. Face à la concurrence, il y a deux stratégies : soit baisser le drapeau et abandonner ce terrain du divertissement. Soit jouer sa carte avec sa spécificité, ce que nous faisons actuellement. Aujourd'hui, des programmes comme "Koh-Lanta" ou "The Voice" sont identitaires pour toute une génération. Nous devons nous aussi avoir des propositions de ce calibre-là pour ne pas se couper des jeunes publics.
Pourrait-il exister une télé-réalité de service public ?
Pour moi, il n'y a pas de tabou. Mais ce genre est plutôt en déclin en Europe.
A part "The Artist", quelles autres nouveautés attendent les téléspectateurs en matière de divertissements cette saison ?
Nous aurons quelques belles surprises. "L'Eurovision junior" en France va être un très grand moment et un très beau spectacle. "Le quizz des champions" va réunir tous les fans de jeux et "Spectaculaire" va revenir dans une nouvelle formule. Nous préparons aussi un talent-show de danse. Il s'agira d'une adaptation d'un format américain baptisé "Flirty Dancing". Il sera produit par Satisfaction (la société d'Arthur, ndlr). D'autres projets seront aussi dévoilés prochainement.
Combien de projets sont à l'étude ?
Nous en étudions une bonne trentaine - formats et créations - et j'espère en lancer deux ou trois d'ici l'année prochaine.
Un divertissement autour de la cuisine peut-il vous intéresser ?
Oui, mais ce n'est pas la seule thématique intéressante. A l'international, vous avez actuellement des talent shows de bricolage ou de jardinage qui rencontrent le succès. Il faut tout regarder.
Et les divertissements dits régressifs comme "Domino Challenge" (M6) ou "Marble Mania" (TF1), cela vous intéresse ?
Nous ne les avons pas retenus.
Quel bilan faites-vous des aménagements apportés au bloc matinée de France 2 cette saison ?
Il est encore trop tôt pour faire un bilan définitif. Pour l'instant, c'est très encourageant. Nous avons gagné en modernité et en intensité, ce qui était l'objectif éditorial principal. Nous gagnons aussi en puissance d'audience, tout en touchant un public un peu plus jeune et actif. Nous n'allons pas bouder notre plaisir de voir "Les maternelles" s'installer sur France 2, la nouvelle création de jeu "Chacun son tour" prendre le relais des "Z'amours" en à peine quelques jours, ou Laurence Boccolini s'installer dans le fauteuil du midi.
Vous maintenez l'idée, parfois décriée, qu'il faut savoir changer des programmes qui marchent ?
Oui. Nous avons aussi un défi d'image à relever et une demande de renouvellement émanant de nos publics à laquelle il nous faut répondre. L'avenir de la télévision linéaire n'est pas de continuer pour toujours ce qui existe déjà. A l'heure des plateformes, nous sommes obligés d'inventer ! Je pense même qu'il y a une prime à l'audace. Les bonnes performances de la nouvelle version de "Télématin", qui s'impose comme la première matinale de France, le prouve.
En 5 ans, la quasi intégralité du fond de grille semaine de France 2 a tout de même été changé...
Et avec d'excellents résultats ! C'est d'ailleurs ce qui nous permet de prendre plus de risque en prime time.
Comptez-vous désormais changer le fond de grille du week-end ?
Oui, nous avons commencé à le faire en janvier dernier. Nous allons continuer à travailler et réfléchir. Il faut renforcer nos week-ends, en journée comme en prime.
Comptez-vous faire autant de changements dans la grille journée de France 3 dans les mois qui viennent ?
Nous y avons déjà apporté quelques évolutions. Sur France 3, l'enjeu principal est moins la puissance que de gagner en ancrage local. Il nous faut installer l'offre de programmes de proximité, ainsi que le bloc outremer que nous avons renforcé cette saison. Je veux renforcer cette identité dans le fond de grille, ce qui permet de mieux distinguer France 2 et France 3. C'est ce que nous faisons avec les matinales réalisées en partenariat avec France Bleu. C'est ce que nous faisons aussi avec notre édition régionale à partir de 18h30.
Donc les séries "vintage" comme "Un cas pour deux" ou "Le renard" resteront à l'antenne après le déjeuner ?
Une grille est un mix. Je ne crois pas qu'il faille tout basculer d'un coup. Une grille est fait d'ajustements et pas de révolutions. J'assume cette politique des petits pas. Il faut y insuffler quelques marqueurs de renouvellement et de modernité. C'est ce que nous avons fait par exemple avec l'émission de Mory Sacko le samedi sur France 3 à 20h20. C'était un nouveau chef que peu de gens connaissaient vraiment et qui débarquait avec une nouvelle émission de cuisine. Tout le monde m'a dit que j'étais fou de lancer ça. Pourtant, l'émission est en train de s'installer et de trouver son public.
Quelle est la stratégie pour le fond de grille de France 5 ?
France 5 est dans son ADN autour du décryptage et de la découverte. Pour cette rentrée, notre but c'est de renforcer "C à vous", avec une version rallongée. L'émission doit devenir le talk de référence de France Télévisions. Elle jouera un rôle central dans cette saison de la présidentielle en accueillant des responsables politiques. "C dans l'air" est l'autre pilier de la grille journée de la chaîne. Il y aura aussi "Revu" avec Pascale Clark qui va être une des belles surprises de la saison. "C Jamy" monte l'après-midi, tandis que "C ce soir" n'a certes pas encore percé en audience mais remplit déjà sa mission principale : celle de ramener les intellectuels et le débat d'idées régulier sur le service public.
N'avez-vous pas peur avec cette quotidienne d'user Karim Rissouli dont l'émission politique du dimanche avait réussi à s'installer ?
C'est une discussion que nous avons eue. Karim est très heureux d'animer "C ce soir" et il le fait d'ailleurs parfaitement bien. Il a un talent assez incroyable et incarne une nuance et un apaisement particulièrement précieux par les temps qui courent.
Sur RTL mardi, Eric Zemmour a recommandé au CSA de décompter le temps de parole d'émissions comme "C à vous". Que lui répondez-vous ?
Concernant le décompte des temps de parole, c'est le CSA qui fixe les règles et se charge de les faire respecter. Nous, nous sommes attentifs à la pluralité des points de vue exprimés dans nos émissions.
C'était important de donner la parole à Eric Zemmour dans "On est en direct" samedi dernier sur France 2 ?
"On est en direct" fait une très belle rentrée avec Laurent Ruquier et Léa Salamé. L'émission s'impose comme un rendez-vous fort de la semaine. Concernant Eric Zemmour, j'ai tout de suite validé ce choix de la production. La parole d'Eric Zemmour a sa place sur nos antennes, tout comme les autres. La télévision publique est le lieu du débat.
Quand débarquera "Hôtel du temps", la nouvelle émission de Thierry Ardisson. Avez-vous décidé de décaler sa programmation ?
Non, nous avons juste commandé deux numéros supplémentaires sur Coluche et Dalida. Dès qu'ils seront prêts, nous les diffuserons en salve.
Question de la plus haute importance : qui va remplacer les marmottes de France 3 ? La France veut savoir...
Rires. Je suis désolé mais je ne peux vraiment pas vous le dire encore.
Diffuseur régulier du rugby, France Télévisions voit de nouveau la coupe du monde, qui plus est en France, lui échapper en 2023. Déçu ?
Je pense que nous restons malgré tout le groupe audiovisuel du rugby en clair, même sans la coupe du monde. Au vu des montants très élevés des droits sportifs, notre choix stratégique avec Laurent Eric Le Lay (le patron des sports, ndlr) est de nous concentrer - outre nos compétitions récurrentes comme le Tour de France, les Six nations ou Roland-Garros - sur les Jeux olympiques 2024 à Paris. C'est cette compétition et sa montée en puissance qui vont nous occuper dans les trois ans qui viennent. J'assume de focaliser nos efforts dessus.
Quand débarquera la fameuse chaîne olympique que vous avez annoncée ? Ce projet patine-t-il ?
Non, pas du tout. Les JO débuteront dans trois ans. Nous avons le temps. Nous cherchons le bon timing pour la lancer. Nous avons déjà un bon projet éditorial pour elle.
Le lancement interviendrait-il dans deux ans ?
Sans doute avant...
En matière de fictions, cette saison sera-t-elle avant tout celle des grandes fictions internationales comme "Germinal" ou "Le tour du monde en 80 jours" ?
Notre offre de fictions sera exceptionnelle. Nous aurons une offre particulièrement diverse, allant de la fiction en costumes au polar, en passant par l'adaptation d'oeuvres littéraires contemporaines comme "Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq. Il y aura des héros de tous les horizons et nous abordons les sujets de société sans tabous. La palette est riche et va le devenir encore plus puisque nous irons aussi vers le fantastique et la science-fiction. Et d'ici la fin de l'année, vous verrez en effet sur nos antennes nos grandes co-productions internationales que sont "Germinal", "Le tour du monde en 80 jours" et "Leonardo".
Le succès de "Lupin" avec Omar Sy sur Netflix va-t-il vous pousser à produire de nouvelles adaptations de romans de Maurice Leblanc ?
Nous en préparons déjà une : "L'île aux trente cercueils", avec Virginie Ledoyen. C'est magnifique ! Nous verrons ensuite pour le reste.
Réfléchissez-vous toujours à une nouvelle émission autour des médias ?
Pour l'instant, nous n'avons pas encore trouvé le concept d'émission qui nous distingue suffisamment. Nous continuons à travailler sur cette thématique car nous pensons qu'il y a un vrai sujet autour de l'éducation aux médias et à l'image. Nous avons une responsabilité de service public en la matière. Il faut que nous parvenions à sortir d'une émission médias parlant juste du microcosme médiatique.
La faiblesse de l'offre de programmes en été, toutes chaînes confondues, n'est-elle pas une erreur stratégique favorisant la consommation des plateformes ?
C'est un gros sujet en effet. Toutes les chaînes ont trop désinvesti l'été. Surtout que c'est souvent un moment fort pour les plateformes. Réinvestir l'été fait partie de l'un des chantiers.