Une trentenaire en grande forme. Créée en 1992, Arte, chaîne impulsée par la France et l'Allemagne, a acquis ces dernières années une dimension européenne en proposant son site Arte.tv en six langues différentes : outre le français et l'allemand, sont venus s'ajouter l'anglais, l'espagnol, le polonais et l'italien. Cela lui permet de s'adresser à 70% des Européens dans leur langue maternelle. Chaîne en phase avec son époque, elle a su s'investir sur tous les réseaux sociaux, de Youtube à Twitch, en passant par TikTok et cumule près de 21 millions d'abonnés au total. A l'occasion des 30 ans d'Arte et de la rentrée, Bruno Patino, président de la chaîne depuis 2020 après en avoir été le directeur éditorial depuis 2015, a accepté de répondre aux questions de puremedias.com. Un dirigeant qui aime manier la métaphore.
puremedias.com : Arte célèbre ses 30 ans d'existence tout au long de cette année. Que reste-t-il aujourd'hui de la chaîne franco-allemande lancée en 1992 ?
Bruno Patino : Arte a opéré une mue incroyable ces dernières années. Cette mue-là, j'ai tendance à la résumer en trois mots : éclectisation, plateformisation et européanisation. Tout cela, nous le faisons à partir de la racine initiale. La fidélité au projet d'Arte est absolue. Premier point, nous n'avons pas changé de personnalité en 30 ans, nous avons juste grandi. L'époque aussi a changé. Quel était le pari d'Arte à l'origine ? Une chaîne culturelle. Nous le sommes toujours. C'est toujours notre métier et c'est plus que jamais notre ligne éditoriale. Nous avons proposé des programmes qui permettent de développer l'imaginaire et de donner des clés de compréhension.
La deuxième chose, c'est de dire : nous n'allons pas être une chaîne de flux, mais une chaîne de récit. Une chaîne de stock, comme on dit dans le métier avec des documentaires, du cinéma, de la fiction... parce que les récits prennent le temps de raconter. Nous sommes plus que jamais une chaîne de récit. Il y a seulement une émission en plateau par jour avec "28 minutes". Tout le reste, c'est du récit.
La troisième chose, c'est que nous sommes depuis le début franco-allemands, ce qui signifie un regard franco-allemand, tourné sur l'Europe, puisque le "e" d'Arte signifie "européenne". Ce regard singulier se voit au quotidien dans le JT d'Arte, qui n'ouvre pas sur les mêmes titres que les JT nationaux, en France ou en Allemagne. Il y a eu seulement trois présidents en 30 ans : Jérôme Clément, Véronique Cayla et moi. Je pense que cette stabilité explique aussi le fait que personne n'a l'impression qu'Arte a fait du "stop and go".
L'objectif, lorsque vous avez accédé à la direction d'Arte en 2020, n'était donc pas de renverser la table.
J'ai été le directeur éditorial de Véronique pendant cinq ans, je n'allais donc pas renverser la table que j'avais contribué à construire sous sa direction. Je revendique absolument le fait de passer derrière le double héritage de Jérôme Clément et de Véronique Cayla. Arte a toujours été au plus près des formes nouvelles. Avec l'arrivée du numérique, nous nous sommes plongés avec délice dans toutes ces nouvelles formes d'écriture. L'idée n'est pas d'être seulement présents sur les réseaux et sur les chaînes sociales. Mais qu'est-ce-qu'on peut créer pour Youtube, pour Instagram et pour Snapchat ? Qu'est-ce-qu'on peut faire en réalité augmentée ? Quelle forme de récit nouvelle peut-on créer sur Twitch ? Quel concert peut-on faire dans le métavers pour la première fois ? Toutes ces questions ont considérablement élargi notre public. Cette curiosité très forte chez Arte, nous l'avons aussi pour les différentes idées et les différentes tendances.
Et surtout, si on parle télé, sur les nouvelles formes documentaires et les nouvelles formes de fiction. Dans les films et les fictions, il y a aussi toujours eu une invention. Du temps de Pierre Chevalier (directeur de l'unité fiction d'Arte pendant 12 ans, ndlr), il y a eu ces unitaires fiction qui devenaient ensuite des films et qui ont lancé toute une génération de cinéastes.
Ensuite, du temps de Véronique, il y a eu toute l'ouverture sur les fictions nordiques, qu'on ne voyait pas ailleurs, telle "Borgen". Et nous avons approfondi ce travail dans les séries européennes, qu'on veut et qu'on espère très différentes des autres. Je pense que la série "Le monde de demain", à découvrir cet automne, ne peut être que sur Arte. Idem pour "Esterno Notte", une série incroyable de Marco Bellocchio, proposée en 2023. Je pense aussi aux "Papillons noirs"...
S'agira-t-il des principaux temps forts d'Arte cette saison en terme de fiction ?
Il y en a beaucoup. Mais le triptyque "Les papillons noirs", "Le monde de demain" et "Esterno Notte" montre selon moi qu'Arte a atteint un haut niveau dans la production de fictions. Si cela fait deux années de suite que nous avons le grand prix séries à Séries Mania, ce n'est pas un hasard.
Quelle est selon vous la force de la série "Les papillons noirs", que les téléspectateurs ont pu découvrir jeudi soir ?
On peut voir cette série comme une métaphore de l'acte de création. Qui écrit ? Qui crée quoi ? Au départ, quelqu'un demande à quelqu'un d'autre d'écrire un livre sur sa vie. Ce quelqu'un, joué par Niels Arestrup, est plutôt atrabilaire tandis que l'autre est un écrivain à succès qui n'arrive plus à créer. Il y a cette idée de Balzac qui consiste à dire que derrière toute création, il y a un crime. Je n'irai pas plus loin pour ne pas divulgâcher l'intrigue. Par ailleurs, il y a ici une force extraordinaire d'un point de vue télévisuel, avec des moments de flashbacks intenses, reproduits avec le grain du Super 8. La série pose la question de la mémoire : est-ce la mémoire des faits tels qu'ils ont existé ? Ou la mémoire qu'on reconstitue avec des faits dont on pense qu'ils ont existé ?
En quoi la série "Le monde de demain" se différencie-t-elle du film "Suprêmes" sorti fin 2021 et qui avait pour ambition aussi de retracer le parcours du groupe NTM ?
C'est tout sauf un biopic. Je ne connaissais pas NTM, mais j'ai adoré cette série. C'est un récit initiatique qui montre deux gamins qui essaient de s'en sortir. L'enjeu de cette série est atemporel. Une fiction réussie chez Arte, c'est quand les enjeux dépassent l'histoire. Nous essayons de faire des fictions qui ont une profondeur qui permette, au-delà du plaisir à les regarder, impliquer le public. "Le monde de demain" donne la pêche !
Vous aller proposer au mois de novembre, "Esprit d'hiver", une mini-série avec Audrey Fleurot. Est-ce son succès dans "HPI" sur TF1 qui vous a convaincu de faire appel à elle ?
Pas du tout. Il s'agit de l'adaptation d'un livre. Donc c'est le raisonnement inverse. Nous avons été séduits par le récit et ensuite il s'est avéré qu'Audrey Fleurot était la bonne personne pour incarner un personnage. Des acteurs de premier plan comme elle viennent chez nous pour la force des projets.
Mais à quelle hauteur le succès de "HPI" a-t-il pesé dans votre choix ?
Je m'occupais de la série "Un village français" quand j'étais à France Télévisions et Audrey Fleurot jouait dedans. Nous ne l'avons pas découverte avec "HPI". Notre raisonnement, ce n'est pas de se dire : "quels sont les acteurs bankables et qui on va faire travailler ?". Nous regardons les acteurs qui nous paraissent le mieux coller au rôle. De temps en temps, il y a donc des acteurs de très grande notoriété et très compétents qui viennent et, à l'inverse, il y a aussi des acteurs de très grande compétence et de moindre notoriété, à qui nous confions un rôle majeur. Avant de jouer dans "En thérapie", Frédéric Pierrot était davantage connu dans le monde du théâtre que dans celui de la télévision. Qui peut dire avec le recul que ce n'était pas la bonne personne dans ce rôle-là ?
Considérez-vous que le succès et le cast prestigieux de la série "En thérapie" ont constitué un tournant pour Arte en matière de fiction ?
Non. Cela a été un tournant dans la perception que le public avait d'Arte. J'étais directeur éditorial quand nous avons commandé la série. Nous savions que c'était une série de grande qualité, mais nous ne nous attendions pas à faire de tels scores. Il y a eu une adéquation entre le moment de la programmation (en période de couvre-feu, ndlr) et ce que vivait la France, ce qui explique son succès phénoménal. Personne ne pouvait le prévoir.
La saison 2 a été marquée par une baisse d'audience...
Non.
Nous avons fait le bilan et il y a bien eu une baisse, tant en nombre de téléspectateurs que de part de marché puisque la série est passée d'une moyenne de 6,3% à 4,5% cette année avec le même nombre d'épisodes.
Oui, ça c'est pour la télévision, mais entretemps, la plateformisation s'est accélérée. Moi, ce qui m'intéresse, c'est le "reach" (la portée, ndlr) télé, plateformes et Youtube.
Avez-vous été étonné par cette baisse d'audience en linéaire et quels sont vos critères pour estimer le succès d'une fiction sur la chaîne ?
Nous ne sommes plus une chaîne. Nous sommes un bouquet de propositions éditoriales. Je regarde donc si le programme a rencontré son public, quel que soit le mode de rencontre. Que ce soit la chaîne linéaire, la plateforme ou les chaînes sociales. C'est un tout et pour moi, c'est d'importance égale.
Il n'y a donc plus de sacralisation du linéaire ?
Non. Ni de désacralisation d'ailleurs. J'ai trois chemins. Les personnes qui viennent chez nous peuvent prendre ces trois chemins. Imaginez qu'Arte soit un lieu. Les gens peuvent venir en métro, en vélo ou en voiture. Quand vous êtes une salle de théâtre, vous ne faites pas de distinction entre ceux qui sont venus en métro ou en voiture et vous ne vous dites pas que vous ne comptez pas ceux qui sont venus en vélo. Pour moi, c'est pareil.
On sait que les patrons de chaînes attachent encore de l'importance au linéaire...
Oui, mais pas moi. J'ai un endroit qui s'appelle Arte. Que vous soyez venus par la chaîne, par la plateforme ou par la chaîne sociale, vous êtes le bienvenu.
C'est ce qui vous permet de dire que la saison 2 d'"En thérapie" a été un succès ?
Avec la première saison, beaucoup de personnes ont initialisé la plateforme Arte.tv, sur leur téléviseur en particulier, pour découvrir les 35 épisodes en avance. De nombreuses personnes qui regardent nos séries aujourd'hui le font avant tout sur la plateforme. Pour reprendre ma métaphore, imaginons que les gens de la plateforme viennent en vélo et que d'autres, qui regardent la chaîne télé, viennent en voiture : j'ai beaucoup plus de gens qui viennent en vélo qu'en voiture. Et ce phénomène va s'accentuer. Si on regarde uniquement la chaîne linéaire, on peut se dire que nos fictions ont un peu moins de succès qu'auparavant, certes. Mais c'est parce qu'elles rencontrent un succès inouï sur la plateforme. Je n'ai aucun problème avec cela. L'importance, c'est que les gens viennent. Je n'arrête pas d'avoir des cyclistes partout ! Je construis donc des garages à vélo à n'en plus finir (sourire).
Cela vous a-t-il convaincu de lancer une saison 3 d'"En thérapie" ?
Nous ne faisons pas de saison pour faire des saisons. Le premier motif pour le faire, ce n'est pas l'analyse d'audience, c'est de se demander si on va être capable de faire une saison aussi forte. La répétition ne m'intéresse pas. La saison 3 dépend de cela aussi. Pour le moment, elle n'est pas en chantier.
En matière d'auteurs qui ont des histoires à raconter, prenons l'exemple de "Mytho" avec Marina Hands et Mathieu Demy, qu'Arte a annulé alors que l'écriture des quatre premiers épisodes de la saison 3 était déjà terminée. Qu'est-ce-qui a motivé cette décision ?
Il faut demander au directeur éditorial. Cela ne veut pas dire qu'on ne va pas retravailler avec les mêmes auteurs, cela signifie qu'il n'y avait peut-être pas de conviction partagée pour penser que les personnages avaient encore beaucoup de choses à vivre. Notre modèle, ce n'est pas de faire des saisons 3, 4, 5, 17... La mini-série avec Audrey Fleurot compte trois épisodes. De même, il n'y a aucune raison pour que "Les papillons noirs" ait une suite. Nous voulons les récits les plus riches. Nous ne sommes pas Netflix, nous n'avons pas quelques milliards à donner chaque année pour des séries.
Combien Arte investit-elle chaque année dans la fiction ?
Arte France investit 31 millions d'euros par an. C'est un budget qui s'est plutôt développé ces dernières années. Avec des ressources en diminution en provenance de l'Etat, nous n'avons pas augmenté ce budget, mais nous l'avons maintenu
La suppression de la redevance, remplacée par l'affectation d'une partie de la TVA pour financer l'audiovisuel public, vous inquiète-t-elle ?
Il y a d'abord la discussion tout à fait légitime qui consiste à dire que l'audiovisuel public doit bénéficier d'un financement stable, inscrit dans la durée. Et, en matière de mécanisme d'indépendance, il faut que la décision de financement ne soit pas corrélée aux discussions politiques à un moment donné. La redevance était une ressource affectée, qui sanctuarisait la ressource de l'audiovisuel public. Aujourd'hui, la solution trouvée, le prélèvement sur la TVA, est aussi une ressource affectée qui est plutôt sanctuarisée. Le changement d'un point de vue technique et budgétaire n'est pas majeur pour les deux ans à venir. On peut être globalement rassurés par rapport à cela.
Mais avec la redevance, il y avait aussi la symbolique d'un élément très identifié par rapport à un simple prélèvement sur la TVA. De mon point de vue, la symbolique est importante. Il y a un deuxième niveau par rapport au financement, qui m'importe davantage, c'est celui d'Arte. La chaîne est le produit d'un traité international entre deux Etats souverains qui décident à parité absolue. Il y a eu une augmentation de la redevance en Allemagne et la partie allemande, surtout après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, a tendance à dire qu'Arte est très importante dans la proposition européenne. Ce que j'ai dit, c'est que face à la dynamique allemande, il faudrait la même dynamique côté français en terme de financement. Nous sommes très soucieux de cet aspect de parité. Je suis relativement confiant là-dessus. Je crois qu'il y a une vraie prise en compte de l'importance d'Arte et de sa spécificité.
La discussion sur le financement est importante, avec des indications pluriannuelles, ce qui n'exonère pas l'audiovisuel public et au premier chef Arte, de ses responsabilités. C'est-à-dire d'essayer de faire la meilleure chaîne possible, au service du public.
Dans une interview accordée au "Journal du dimanche" en début d'année, vous avez évoqué votre ambition de faire d'Arte une "plateforme multilingue de référence en Europe". Où en est ce chantier ?
Le positionnement de la plateforme Arte.tv c'est d'être une PHQ, une plateforme de haute qualité. Evidemment, il y a moins de contenus que sur Netflix, même si je n'ai aucun problème avec cette plateforme. Mon positionnement à moi, c'est "the shop around the corner" (la boutique au coin de la rue, ndlr), où vous savez exactement où vous êtes. Une plateforme éditorialisée et contextualisée. Quand on parle d'une version en six langues d'Arte, cela signifie qu'il y a six versions de cette plateforme, éditorialisées et contextualisées selon chaque pays.
A l'heure actuelle, elle existe. Pour reprendre la métaphore de l'arbre que j'utilise en interne, c'est encore une pépinière. Hors versions française et allemande de la plateforme, nous avons entre 450 et 500 heures de programmes disponibles. Nous en avons 8.000 sur Arte.tv en Allemagne et en France. Pour faire grandir tout cela, il faut des moyens. Nous avons eu le soutien de l'Union européenne, que je remercie chaque jour. Et notre travail c'est de convaincre les partenaires de faire grandir cet arbre, dans le but de le rempoter en forêt. Le gros du travail a été fait. Le très gros du financement a été obtenu. Toute l'infrastructure est là. Nous allons croître avec plus de contenus et l'objectif de se faire connaître du public.
L'objectif est-il d'être disponible en plus de six langues différentes ?
A terme oui. Mais l'objectif est déjà de grandir sur ces six langues-là.