Interview
Jean-Baptiste Rivoire : "Il y a un bâillonnement éditorial à Canal+" (Médias le mag, l'interview)
Publié le 1 avril 2016 à 18:29
Par Prune P.
Chaque semaine, retrouvez sur puremedias.com "Médias le mag, l'interview", en partenariat avec France 5.
Jean-Baptiste Rivoire dans "Médias le mag, l'interview" © Youtube
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Chaque semaine, retrouvez "Médias le mag, l'interview", en partenariat avec France 5. Julien Bellver, co-rédacteur en chef de puremedias.com et chroniqueur dans "Médias le mag" le dimanche à 12h35 interroge une personnalité des médias toutes les semaines. Pour ce 29e numéro, Julien Bellver reçoit Jean-Baptiste Rivoire, rédacteur en chef adjoint de "Spécial Investigation", sur la "liste noire" de Vincent Bolloré selon Le Canard Enchaîné.

"Certaines personnes sont un peu sous pression"

C'est "Le Canard Enchaîné" qui le dit. Après votre interview à nos confrères d'Arrêt sur images sur les enquêtes interdites dans "Spécial Investigation", vous seriez dans le viseur de Vincent Bolloré, patron de Canal. Cela vous a étonné ?
Je n'en sais rien, je ne sais même pas si c'est vrai... La direction de Canal n'a pas réagi. Je ne sais pas.

Vous vous attendez à être viré du jour au lendemain ?
Ce qui est vrai en interne sur cette liste, c'est qu'il y a certaines personnes sur cette liste qui sont un peu sous pression. Je pense notamment au patron du "Zapping", Patrick Menais. Le "Zapping" porte un regard critique, libre sur l'ensemble du PAF, y compris Canal+ quand il y a des trucs marrants ou critiquables. Ca fait partie de la culture de la chaîne, et c'est pareil pour les "Guignols".

Et ça agace beaucoup Vincent Bolloré, quand il se moque de Maïtena Biraben ou Cyril Hanouna, qui sont ses deux poulains ?
Il ne se moque pas, il a juste relayé les paroles de Maïtena Biraben sur le FN qui tenait un "discours de vérité". Il a aussi relayé l'enquête sur le Crédit Mutuel qui a été censurée sur Canal+ et diffusée sur France 3 donc j'imagine que ça ne plaît pas beaucoup. Le problème, c'est que le "Zapping", c'est quelque chose de loyal vis-à-vis du public, ça regarde partout. Est-ce que demain il va falloir mettre des oeillères dès que ça concerne Canal+ ou D8 ? Ca devient compliqué, je crois que ce n'est pas leur choix...

"Soit on est loyal vis-à-vis du public, soit on ne le fait pas"

Vous pensez que le "Zapping" va bientôt mourir ?
J'espère que non ! Le "Zapping", c'est un programme formidable, qui fait son boulot. Si demain, il ne faut pas parler d'Hanouna ou de Biraben, ça veut dire quoi ? Imaginons un truc purement fictionnel : si demain, Cyril Hanouna fait caca en direct dans son émission ou menace un de ses collaborateurs, mais pas par texto... Est-ce que Menais ou ses équipes doivent dire "On ne regarde pas parce que Vincent Bolloré a dit qu'il ne fallait pas regarder vers Cyril Hanouna" ? Ce n'est pas tenable ! Soit on est loyal vis-à-vis du public, soit on ne le fait pas.

Vous êtes délégué syndicat SNJ-CGT. Donc invirable ?
Pas du tout, on peut virer un délégué syndical, il faut juste engager une procédure contre lui et demander l'aurotisation de l'inspection du travail.

C'est plus compliqué ? Ca coûte plus d'argent ?
Je n'en sais rien, je ne suis pas employeur ! Je suis juste rédacteur en chef adjoint à l'investigation, on est censuré depuis le mois de mai, on en a parlé à la direction, on ne s'est pas senti très entendu... Le CSA a été alerté par le collectif Liberté d'informer en septembre, il ne s'est strictement rien passé. A la fin, je me suis dit que j'allais devoir aller au comité d'entreprise de Canal pour tirer le signal d'alarme, donc j'ai pris un mandat syndical pour ça et dans les cinq heures qui ont suivi, on m'a envoyé une lettre pour me dire qu'on allait me convoquer pour un licenciement.

Ils ont fait marche arrière par la suite...
Je ne sais pas pourquoi ils ont voulu me licencier parce qu'il n'y avait pas vraiment de raison à part ce mandat syndical. Ensuite ils ont fait marche arrière pour des raisons que j'ignore aussi.

"On a du mal à discuter avec la direction, c'est un vrai problème"

Quel est l'état aujourd'hui de votre relation avec la direction de Canal+ ? Est-ce que, après cette interview à Arrêt sur images, vous avez été convoqué ?
Les relations sont assez épisodiques. Je les vois un petit peu parce que je suis aussi membre de la SDJ. Simplement, je me suis beaucoup exprimé à Canal pour dire qu'on avait du mal à discuter avec la direction, qu'on la voyait très peu et que c'était un vrai problème. Quand une émission d'info traverse une crise comme celle qu'on traverse depuis huit mois, je trouve ça quand même compliqué qu'on n'arrive pas à se parler. Donc on leur a demandé des explications, on n'en a pas vraiment eu, ou on nous a raconté des bobards. A un moment donné, on est open. Ils peuvent tout à fait prendre le pouvoir et arrêter l'investigation à Canal, ils ont le droit. Il faut juste qu'ils le disent.

Vous pensez que l'émission va s'arrêter prochainement ?
J'espère que non parce que c'est une émission qui est extrêmement bien perçue par les abonnés, il y a des bons retours au marketing depuis des années, sur les réseaux sociaux on cartonne depuis deux ans...

Il y a beaucoup de critiques sur les réseaux sociaux depuis la reprise en main de l'actionnaire, notamment sur la page de l'émission...
Depuis quelques mois, on a un problème de visibilité parce que quand le patron dit que ce n'est pas possible, qu'on ne peut pas toucher à ses partenaires actuels ou futurs, ça devient compliqué. Donc on se prend des messages sur la page Facebook de l'émission, qui est publique...

Ca veut dire que l'image de l'émission et de la chaîne est dégradée ?
Je n'en sais rien, mais il y a des abonnés qui nous disent "Tiens, si vous faites ce sujet, ça veut dire que Vincent Bolloré n'a pas d'intérêts là-dedans"... C'est le même problème que pour le "Zapping" et les "Guignols". S'ils ne tapent plus sur Canal, ça devient quoi ? Des outils qui tapent sur les concurrents ? C'est n'importe quoi !

"Soit on travaille pour le public, soit pour les annonceurs"

Est-ce que depuis décembre, il y a eu un nouveau "comité d'investigation" pour décider des prochaines enquêtes de votre émission ?
Ca, c'est vraiment la cuisine interne de l'émission, je ne peux pas en parler. Mais il y a des comités tous les deux mois, puisqu'on lance une dizaine d'enquêtes. Il y a des comités régulièrement, il n'y en a pas eu depuis le dernier, j'espère qu'il y en aura bientôt un nouveau et que les sujets seront acceptés.

Il y a un an, Nicolas de Tavernost disait au sujet des enquêtes diffusées sur M6 qu'il n'aimait pas qu'on dise du mal de ses clients. Vincent Bolloré n'est pas pire que les autres finalement...
Sauf que je ne savais pas que je bossais à M6 ! Tavernost, on connaît sa position, il dépend beaucoup de la pub. Moi, j'ai discuté avec Rodolphe Bellmer il y a quelques années, il m'a dit qu'on pouvait travailler, qu'on avait une marge de manoeuvre parce que les annonceurs ne financent qu'une partie minoritaire de la chaîne, le reste, c'est les abonnés, comme Le Canard Enchaîné ou Mediapart. On ne peut pas à la fois faire plaisir aux annonceurs, censurer les choses, faire payer les abonnés... On ne peut pas tout avoir ! A un moment, il faut choisir : soit on travaille pour le public, soit on travaille pour les annonceurs.

"L'ancienne direction, ce n'étaient pas des révolutionnaires"

Avec quelle chaîne vous pourriez être compatible aujourd'hui ? France Télé ? C'est le seul groupe où on peut encore faire de l'investigation ?
Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que quand l'équipe de "90 Minutes" a été débarquée par Canal+ en 2006 - parce que ça ne date pas de Bolloré -, ils ont créé une agence de presse et ils ont proposé des concepts d'émissions à d'autres chaînes et ils ont eu un certain succès. Ce sont eux qui sont derrière "Cash Investigation". Parfois à Canal, on nous dit "Mais pourquoi 'Cash Investigation', ce n'est pas chez Canal ?", on leur répond "Parce que vous avez viré les gens qui font 'Cash Investigation'".

La précédente direction n'était donc pas meilleure que la nouvelle ?
Ca se passait mieux. Il faut être clair, ce n'étaient pas des révolutionnaires et ils avaient des pressions grâce à nos enquêtes, mais ils avaient compris que les abonnés s'abonnent s'il y a une promesse de trouver quelque chose qu'on ne trouve pas ailleurs. Globalement, ils respectaient l'investigation et 90% de nos propositions passaient. Aujourd'hui, on n'en est plus là.

"Le désabonnement est un risque évident pour l'emploi"

Est-ce qu'aujourd'hui à Canal+ on travaille avec l'angoisse de déplaire à Vincent Bolloré et d'être viré encore plus vite ? Y a-t-il une autocensure générale ?
Je ne peux pas vous dire ce qui se passe ailleurs. Mais quand un actionnaire arrive et qu'il commence par virer de manière très publique les dirigeants, qu'on sent qu'il n'aime pas qu'on lui déplaise... Il y a plein de gens qui n'ont pas envie de perdre leur boulot, ça se comprend !

Cette liste dévoilée par le Canard, elle va s'allonger selon vous ? Avec notamment des personnalités de l'antenne ? On dit beaucoup qu'elles coûteraient trop cher...
Ce qu'on craint, en tant que délégué syndical, c'est que le problème du bâillonnement éditorial auquel on assiste...

... c'est du bâillonnement éditorial, carrément ?
Bien sûr ! Quand vous virez tous les auteurs des "Guignols", quand vous intervenez dès que quelqu'un parle de votre protégé Hanouna, quand vous assumez la censure d'un certain nombre d'enquêtes d'investigation, je ne vois pas comment je peux appeler ça autrement. Quand vous faites ça, le problème c'est que vous envoyez un message extrêmement contraire à l'ADN de cette chaîne, et donc aux valeurs d'un certain nombre d'abonnés. Le risque, c'est qu'ils se désabonnent, ils ne sont pas obligés de rester abonnés ou de regarder la chaîne. Et ça, c'est un risque évident pour l'emploi.

"On s'interroge beaucoup sur la stratégie"

Vous comprenez la vision de Vincent Bolloré pour Canal+ ? Vous arrivez à savoir où il va ?
Franchement, on s'interroge beaucoup sur la stratégie, on pose des questions en interne, on a peu de réponses. Au début, on se disait "faire des programmes qu'on vend à l'étranger, internationaliser, pourquoi pas ?". Faire des "Guignols" étrangers... Faire rire avec une culture étrangère, c'est pas simple, mais pourquoi pas ? Mais il y a un problème de raisonnement : pourquoi casser les "Guignols" français qui marchaient bien ? Là, on nous prend pour des jambons.

Je vous propose de faire plaisir à votre patron, qui vous regarde peut-être en ce moment. Félicitez-le sur une bonne décision qu'il a prise depuis son arrivée il y a presque un an...
Je cherche... Je vous assure ! Il a annoncé en septembre 2015 qu'il allait mettre 2 milliards pour développer l'entreprise, donc ça c'est super ! Pour l'instant, on attend. Peut-être que c'est beIN Sports qui va coûter cher ! Là, apparement, on est plutôt dans une logique d'économies, il faut économiser de l'argent dans la grille, y compris à iTELE.

Vous avez déjà rencontré Vincent Bolloré ?
Une fois, j'étais à la rédaction de "Spécial Investigation" en juillet 2015, il venait de mettre par terre les "Guignols" et il est arrivé avec un costume, très bronzé, un beau sourire Colgate.

Vous avez échangé ?
Un petit peu ! Il est entré, sans prévenir, j'ai compris que c'était le monsieur dont on parlait à la télé. Il a regardé le tableau sur lequel il y a la liste de nos enquêtes, il a bloqué sur deux enquêtes qui portaient sur le patron d'Auchan et l'autre sur DSK. Il dit "Mulliez, DSK", donc je réponds "Vincent Bolloré"... Il éclate de rire, il dit "Allez-y, je n'ai rien à cacher !"

Dernière question : si on vous signe un gros chèque contre votre silence et votre départ sur la pointe des pieds, vous quittez Canal ?
Ce n'est pas ma volonté. J'ai pris un mandat syndical pour défendre "Spécial Investigation". Je m'exprime auprès de la direction pour défendre cette émission, je pense que ce serait une bêtise d'arrêter l'investigation à Canal. Après, c'est lui le patron. S'il veut arrêter, ils sont obligés de nous proposer un autre poste, on verra ce qu'il y a, et s'il n'y a rien, il y aura une négociation de sortie, évidemment.

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