Interview
Élise Lucet : "Ça me fait rigoler quand Sonia Mabrouk nous donne des leçons sur l'investigation"
Publié le 17 mars 2023 à 13:45
Par Ludovic Galtier Lloret | Journaliste
Né en Isère entre le tirage de la première boule noire de l'histoire de "Motus" et la première visite de candidats à "Fort Boyard", Ludovic Galtier est journaliste à Puremédias depuis octobre 2021. Il est passionné par la politique, l'économie des médias et leur stratégie de programmation.
Dans cette deuxième partie, Élise Lucet raconte, pour puremedias.com, les obstacles qu'elle a rencontrés en enquêtant pour "Cash investigation" et analyse la place de l'investigation dans le paysage audiovisuel.
La bande-annonce des 10 ans de "Cash investigation" le jeudi 16 mars 2023 sur France 2. © ©Nathalie GUYON-FTV
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L'investigation menacée ? Au lendemain du dixième anniversaire de "Cash investigation", l'émission de prime time de référence en la matière en France, puremedias.com s'est entretenu avec Élise Lucet sur les embuches rencontrées par les journalistes dans leur travail d'investigation. Elle donne aussi son regard sur la "compétition saine" qui anime les rédactions des magazines de France Télévisions.

À LIRE AUSSI : Élise Lucet fête les 10 ans de "Cash investigation" : "Nous ne cherchons pas la petite bête mais la grosse bête"

Propos recueillis par Ludovic Galtier

puremedias.com : Est-il plus difficile d'enquêter aujourd'hui avec la montée en puissance des procédures-bâillon qui émergent désormais via les tribunaux de commerce et la loi sur le secret des affaires ?
Élise Lucet :
Cela s'est durci. Il y a eu une sorte de sidération au moment où l'investigation s'est installée en France avec nous, "Mediapart", la cellule d'investigation de Radio France, "Disclose" et "Le Monde" qui en fait depuis toujours. Il y a eu une contre-attaque judiciaire avec les procédures-bâillon. Si à "Cash", nous avons la chance d'avoir notre propre avocate et d'être épaulés par le service juridique de France Télévisions, je me fais beaucoup de soucis pour les journalistes qui enquêtent seuls dans des boîtes de production qui n'ont pas les reins solides et qui risquent de fermer à cause de cela. À un moment, le risque est tel qu'ils ne vont plus aller vers ces enquêtes là. C'est fait pour leur faire peur.

"Quand nous avons commencé "Cash", le juridique représentait 10% de notre boulot, maintenant le juridique c'est 30% de notre travail" Élise Lucet

"Cash investigation" a-t-elle été attaquée en justice ?
Nous avons en gros une procédure judiciaire par an (13 procédures judiciaires depuis le début de l'émission, ndlr). Quand nous avons commencé "Cash", le juridique représentait 10% de notre boulot, maintenant le juridique c'est 30% de notre travail. C'est une manière de nous ralentir. Nous recevons beaucoup de courriers d'intimidation.

Des courriers d'intimidation, c'est-à-dire ?
Les rédacteurs en chef reçoivent une centaine de lettres d'avocats par an qui disent : "Attention, si vous poursuivez votre enquête, on va vous faire une procédure judiciaire". Il y a des strates pour nous dire que cela serait bien que l'on arrête notre enquête : cela peut commencer par un simple mail d'un service de communication, se traduire ensuite par un recommandé puis une lettre d'avocat...

Un journaliste de la rédaction a-t-il déjà été visé par des menaces ?
Zoé de Bussière a été à deux doigts de se prendre un coup de poing sur la figure en Italie dans son enquête sur le luxe. De mon côté, j'ai failli être enfermée dans un bureau par le représentant de l'industrie du cuir à Bruxelles. Nous avons aussi trois équipes qui ont été arrêtées, une en Azerbaïdjan (Laurent Richard et Emmanuel Bach pour l'enquête "Mon président est en voyage d'affaires", ndlr), une autre en Ouzbékistan (Sandrine Rigaud et Mathias Denisot pour l'enquête "Coton : L'envers de nos tee-shirts", ndlr) et une troisième en Chine (Martin Boudot et Pedro Brito Da Fonseca pour l'enquête sur la fabrication des téléphones portables, ndlr). Dans ces moments-là, nous tremblons un peu parce que nous ne sommes pas dans de grandes démocraties.

Quels sont les risques dans ces moments là ?
Le risque, c'est d'être emprisonné. Après, la diplomatie française intervient pour nous libérer. Soyons réalistes toutefois : Nous prenons beaucoup moins de risques que les journalistes qui sont en ce moment sur le front à Bakhmout (en Ukraine, ndlr).

"Il vaut mieux garder une réputation de très bons journalistes et perdre des campagnes de pub" Élise Lucet

Sur Canal+, "Spécial investigation" a été supprimée par Vincent Bolloré et la case investigation n'existe pas sur TF1 et M6. L'investigation indépendante est-elle seulement possible sur France Télévisions ?
Bien sûr. Il y a un poids des annonceurs dans les chaînes privées qui est réel. Nicolas de Tavernost (président du directoire du groupe M6, ndlr) a dit lui-même qu'il n'hésiterait pas à dire aux journalistes de son groupe de préserver ses clients. À France Télévisions, Delphine Ernotte (présidente du groupe audiovisuel public, ndlr) est ultra claire là-dessus. Elle dit que des campagnes de pub, on en a perdu. Pas seulement à cause de "Cash". À cause aussi d'autres émissions d'investigation du groupe.

Et elle dit aussi que l'on trouvera d'autres campagnes de pub. C'est le job de la régie. Il vaut mieux garder une réputation de très bons journalistes et perdre des campagnes de pub plutôt que l'inverse. Nous sommes quand même dans l'endroit idéal pour faire de l'investigation et cela me fait rigoler quand j'entends des gens d'autres chaînes, où l'on ne voit jamais d'investigation, nous donner des leçons sur l'investigation. C'est quand même savoureux, c'est drôle.

Vous pensez à Sonia Mabrouk, journaliste sur Europe 1 et CNews ?
À elle et d'autres. Franchement, c'est drôle. Ce sont des endroits où l'investigation n'a plus droit de cité. Sur Canal+ il y en avait pourtant, et des bonnes émissions ("Spécial investigation", "L'effet papillon"...). C'est un groupe où l'on a enlevé toute investigation et où l'on vient vous dire 'Ah, vous devriez faire cela en investigation'. Nous avons un peu le droit de rire.

Quand vous regardez ce paysage médiatique, cela vous effraie-t-il de constater que sur certaines chaînes, le journalisme recule ?
Je ne sais pas. En tout cas, l'investigation à France Télévisions ne s'est jamais aussi bien portée, ce qui me rend plutôt heureuse. Regardez l'offre d'investigation sur France Télévisions : vous avez "Vert de rage" (portée sur France 5 par Martin Boudot, ancien journaliste de "Cash Investigation", ndlr), "Complément d'enquête", "Le monde en face", "Envoyé spécial" et "Cash investigation"... Que l'on en vienne à faire des reproches à France Télévisions, c'est un peu le coup de pied de l'âne.

"Si votre question est "Y a-t-il une bataille entre 'Cash' et 'Complément' ?" Il n'y en a pas !" Élise Lucet

Contrairement à Tristan Waleckx dans "Complément d'enquête", vous vous intéressez moins aux actionnaires des médias. Vous pensez vous y atteler ?
Nous n'avons pas fait une grande émission sur les médias, c'est vrai. C'est une bonne question parce que l'exigence du prime, c'est quand même de savoir si cela intéresse le grand public. Quand nous nous intéressons aux téléphones portables, à la souffrance au travail, à des sujets environnementaux, à la pédophilie dans l'Église, nous sommes sur des sujets qui vont intéresser le grand public. Est-ce que l'actionnariat des médias intéresse vraiment du public du prime, c'est une bonne question. Nous pourrions le faire, pourquoi pas ! Mais est-ce que cela intéresse les gens dans leur vie, je ne suis pas sûre.

Y a-t-il une répartition des thématiques entre "Cash investigation" et "Complément d'enquête" ?
Non, en gros, c'est primauté à celui qui est parti en premier. La chaîne veille à ce que l'on ne se marche pas sur les pieds. C'est ce que l'on appelle de l'harmonisation entre "Envoyé spécial", "Cash investigation", "Vert de rage" et "Complément d'enquête". Nous essayons de faire gaffe mais nous ne sommes pas à l'abri d'un petit dérapage parce que le truc nous aurait échappé mais nous travaillons en bonne intelligence.

"Complément d'enquête" à la sauce Tristan Waleckx a-t-elle pris le dessus sur "Cash" en matière d'investigation ?
Je ne pense pas du tout ! Nous sommes encore une fois complémentaires. Vous avez une grosse émission de prime grand public qui fait minimum 2 millions de téléspectateurs puis une autre en deuxième partie de soirée qui peut faire des sujets plus pointus et se permettre de rassembler moins de monde. Si votre question est "Y a-t-il une bataille entre 'Cash' et 'Complément' ?" Il n'y en a pas ! Au contraire, je suis très contente de voir émerger de nouveaux talents. Je n'ai jamais eu en plus la prétention d'être la seule à faire de l'investigation. J'ai été la première en télé à en faire mais plus il y en a, mieux c'est. Et chacun a envie de sortir des scoops, de défourailler mais ça c'est de la compétition saine.

"Quand nous avons commencé 'Pièces à conviction', l'emprise des boîtes de communication n'était pas aussi importante" Élise Lucet

Les interviews impromptues, qui offrent une caisse de résonance à "Cash investigation", étaient ce qui manquait à "Pièces à conviction", la première émission d'investigation que vous avez présentée en deuxième partie de soirée sur France 3 entre 2000 et 2011 ?
Oui mais quand nous avons commencé "Pièces à conviction", l'emprise des boîtes de communication n'était pas aussi importante. Je l'ai vue arriver au fur et à mesure des années. "Pièces à conviction" était déjà un exploit de la part d'Hervé Brusini (ancien rédacteur en chef de l'émission d'investigation, ndlr) : il a réussi à imposer une émission d'investigation à la télé alors qu'il n'y en avait pas. Hervé avait senti que c'était au service public de le faire. C'était la première pierre et une pierre très importante et il a fallu développer le truc.

Un "Cash investigation" sur France Télévisions pour expliquer à quoi sert l'argent du contribuable n'est définitivement pas utile ?
Écoutez dans les Panama Papers, nous avions vu émerger le nom d'un ancien patron de la régie pub de France Télévisions. Nous avons enquêté sur lui, je suis allée lui poser des questions et l'ai traité comme n'importe quel autre interlocuteur de "Cash investigation", qu'il soit à France Télévisions ou pas. Deuxième chose : France Télévisions est une entreprise publique. Elle est ultra contrôlée, tous les quatre ans par la Cour des comptes, tous les ans par les parlementaires.

France Télévisions doit rendre des comptes sur son budget, la manière dont l'argent est dépensé, qui sont les producteurs qui en perçoivent le plus, sur les DRH, le management... Les syndicats sont très présents et des membres du gouvernement, notamment de Bercy, siègent au sein de son Conseil d'administration. Tout ce qui sort sur France Télévisions est public. Par conséquent, comment "Cash" pourrait révéler un truc qui est déjà sous les yeux de tout le monde ?

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